(Crédit photo Édouard Plante-Fréchette - La Presse)
Force est de constater que depuis le mois de mars, le comportement des consommateurs a été nettement modifié, notamment par l’usage répandu du télétravail et la facilitation du commerce en ligne. Cela se traduit inévitablement en une chute d’achalandage et, incidemment, à des pertes financières importantes pour plusieurs détaillants aux pratiques commerciales plus traditionnelles.
Malgré les tentatives louables des divers gouvernements pour contrecarrer les effets du confinement, il semble de plus en plus clair que les mesures en place n’ont fait que repousser la question qui nous brûle les lèvres :
Qui, entre le bailleur ou le locataire, devra assumer les pertes causées par la pandémie?
Or, la Cour supérieure a récemment été appelée à se prononcer partiellement sur cet énorme éléphant dans la pièce, du moins sur les obligations de chacun à court terme.
Plus particulièrement, la cour a dû clarifier les obligations de la locataire d’envergure Compagnie de la Baie d’Hudson (« HBC ») de payer son loyer, en tout ou en partie, le premier jour de chaque mois, alors qu’elle s’abstenait de le faire depuis le 1er avril 2020.
Pour justifier une telle abstention, HBC invoquait l’exception d’inexécution (autrement connu comme la défense de « pourquoi je ferais ma part si tu ne fais pas la tienne? »), à l’encontre de chacun de ses bailleurs sous deux motifs, soit :
- qu’il n’avait pas rempli les promesses liées à l’exploitation des centres commerciaux de premier plan, notamment par des efforts marketing accentués pour rétablir l’achalandage, et
- que la pandémie et les mesures gouvernementales causaient un trouble de jouissance des lieux loués par HBC, dont les bailleurs ne pouvaient s’exonérer vu leurs obligations prévues aux baux et en vertu de la loi,
et qu’en conséquence, elle était justifiée de ne payer que 50 % de son loyer mensuel pour le moment.
En réponse, les bailleurs d’HBC (du moins, six d’entre eux) ont déposé une demande d’ordonnance de sauvegarde visant à forcer le paiement complet du loyer, jusqu’à ce que la cour décide si la position d’HBC était justifiée.
Une telle demande d’« ordonnance de sauvegarde », fort usuelle dans de tels litiges, vise à rétablir un certain équilibre entre les parties pendant l’instance et éviter que les arrérages ne s’accumulent par le simple écoulement du temps.
Dans le présent cas, puisque le loyer d’HBC oscille entre 20 000 $ et 220 000 $ (selon l’endroit), on peut comprendre que l’absence totale d’ordonnance impliquerait l’accumulation d’arrérages significatifs avant que la cause ne soit entendue en 2021, 2022 ou 2023...
En revanche, cette ordonnance ne sera émise que si certains critères sont satisfaits par le bailleur, à savoir :
- l’urgence de la situation à corriger;
- la forte apparence de droit de recevoir le loyer;
- le préjudice sérieux ou irréparable qui en résulterait si l’ordonnance n’était pas rendue;
- la prépondérance des inconvénients, ou autrement dit, qui subirait les contrecoups les plus importants si l’ordonnance recherchée était émise.
C’est dans un jugement concis et précis que le tribunal, sous la plume de l’honorable Katheryne Desfossés, a tranché cette question (à la nette faveur de la position des bailleurs) et a ordonné qu’HBC paie son loyer complet des six prochains mois.
Après avoir rappelé les critères applicables à l’ordonnance de sauvegarde, la juge Desfossés a analysé chacun d’entre eux à la lumière des faits en preuve.
S’appuyant sur la clause tout à fait usuelle de paiement de loyer (soit sans réduction, déduction ou compensation de quelque nature), la juge conclue qu’HBC a renoncé à invoquer l’exception d’inexécution; c’est bon de le lire, car les juges prennent parfois certaines libertés à cet égard, préférant se concentrer sur le concept de « rétablissement d’équilibre ».
La juge retient d’ailleurs que cette clause de renonciation a été accepté en toute connaissance de cause par HBC et a été librement négocié entre des parties sophistiquées.
Elle soulignera également que la décision d’HBC de retenir la totalité de son loyer (alors qu’elle allègue ne pas avoir de difficulté financière pour s’exécuter) cause un préjudice sérieux ou irréparable à ses bailleurs, crée un déséquilibre entre les parties et auquel il est urgent de remédier.
Autrement dit, si HBC prétend ne pas avoir la jouissance paisible des lieux loués et que ses bailleurs ne s'acquittent pas de leurs obligations, c’est à elle de saisir les tribunaux et d’obtenir une réduction du loyer rétroactive; c’est la conséquence de l’obligation, au bail, de payer « sans réduction, déduction ou compensation de quelque nature ». Elle ne pouvait, vu les dispositions de ses baux, retenir son loyer unilatéralement comme elle l’a fait.
Bref, comme le rappelle la juge, elle ne pouvait se faire justice elle-même.
Il s’agit à notre avis d’une décision marquante pour la suite des relations entre bailleurs et locataires dans l’ensemble de la province, du moins à court terme. En effet, rares sont les baux qui ne comportent pas une telle clause forçant le locataire à payer son loyer et l’empêchant d’invoquer l’exception d’inexécution. Ce ne sera que dans les cas d’atteinte excessivement sérieuse à la jouissance paisible du locataire que le tribunal pourra passer outre[1].
D’un point de vue plus global, plusieurs seront étonnés de constater que cette décision diverge de la tendance actuelle des tribunaux à ordonner qu’une portion seulement du loyer soit versé pendant l’instance; plusieurs jugements, justement dans le cadre de demande d’émission d’une ordonnance de sauvegarde, ont en effet conclu ainsi depuis le début de cette ère glorieuse de pandémie[2].
Or, on peut se risquer à présumer que la magistrate n’a certainement pas apprécié la décision unilatérale d’HBC de retenir la totalité de son loyer depuis avril, alors qu’elle reconnait devant le tribunal que 50 % pourraient (et devraient) être payés.
Ce jugement se veut, à notre avis, un sérieux rappel que chacun doit éviter pour l’instant de « tirer la couverture » de son côté et que les parties doivent travailler ensemble et de bonne foi pour mitiger les effets de la pandémie, du moins jusqu’à ce qu’un jugement de principe vienne éclairer le milieu juridique québécois pour répondre à la question citée au début de cet article[3].
Par ailleurs, rappelons qu’il ne s’agit ici que d’un jugement interlocutoire, c’est-à-dire que la juge (comme elle le rappelle à plusieurs occasions) ne se prononce aucunement sur le bienfondé des arguments d’HBC militant en faveur de la réduction de loyer demandée.
Est-ce qu’un tribunal conclura ultimement qu’HBC y a droit et ordonnera le remboursement des loyers payés en trop? Seul l’avenir nous le dira, et, pour le moment, il y a autant d’opinions que de dénouements possibles à ce sujet.
Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que d’ici là, plusieurs bailleurs se réfèreront à ce jugement dans leurs négociations avec certains locataires pour obtenir le paiement du loyer complet à court terme!
François Nantel
Avocat
Florence Péloquin
Avocate
La présente ne constitue pas un avis juridique. Pour toute assistance relative à la gestion de vos affaires en temps de pandémie, nous vous invitons à communiquer avec l’un(e) des professionnel(le)s de notre groupe de droit immobilier du cabinet. Pour plus de renseignements sur notre groupe ou sur le(la) professionnel(le) disponible pour vous assister dans votre région, vous pouvez communiquer avec Me Francois Nantel (francois.nantel@cainlamarre.ca). |
[1] Complan (1980) inc. c. Bell Distribution inc., 2011 QCCA 320. La juge Desfossés a d’ailleurs sciemment écarté cet arrêt, considérant que les principes qui y sont établis ne trouvaient pas application en l’espèce.
[2] Investissements immobiliers G. Lazzara inc. c. 9224-5455 Québec inc. (2020 QCCS 2176), 13 juillet 2020, ordonnance au locataire de payer 25% des loyers;
9215-3956 Québec inc. c. 9378-9949 Québec inc. (Shack du pêcheur) (2020 QCCS 2537), 15 juillet 2020, ordonnance de sauvegarde à 25% des loyers payables;
9098-5722 Québec inc. c. 9302-6573 Québec inc. (Bar Lucky 7) (2020 QCCQ 3234), 6 août 2020, ordonnance de sauvegarde à 50% du loyer payable;
Investissements Complexe 2020 ltée c. Madame Bovary inc. (2020 QCCS 2500), 7 août 2020, ordonnance de sauvegarde à 25% du loyer payable;
9054-1210 Québec inc. c. 117252 Canada inc. (Buffet LDG)(2020 QCCQ 2997), 14 août 2020, ordonnance de sauvegarde à 25% du loyer payable;
9365-0869 Québec inc. c. Second Cup Ltd. (2020 QCCQ 3977), rendue le 30 septembre 2020, ordonnance de sauvegarde à 50% du loyer payable;
9219-7607 Québec inc. c. FCHT Holdings (Québec) Corporation Inc. (2020 QCCA 1533), 6 octobre 2020, ordonnance de sauvegarde à 25% du loyer payable.
[3] Qui, entre le bailleur ou le locataire, devra assumer les pertes causées par la pandémie?